Le Bulletin de l’APM

Volume IV, numéro 2

Dans ce numéro du Bulletin de l’APM, Sophie Doucet présente un article sur les émotions telles qu'on les exprime dans les écrits personnels. Lettres et journaux intimes sont les endroits par excellence où l’on exprime ses émotions ; nous vous offrons quelques extraits tirés des fonds qui nous ont été confiés. Dans la section Comptes-rendus, Andrée Lévesque a recensé le fonds Raymonde Proulx, une femme qui n'a jamais eu peur de se réorienter pour vivre pleinement sa vie, de Montréal à Lille. Nous vous offrons aussi une recension des lettres échangées entre Jean Tardivel et Gisèle Charbonneau de 1944 à 1946. Pour alimenter vos lectures autobiographiques, Maud Bouchard-Dupont présente un compte-rendu de la correspondance amoureuse de Pauline Julien et Gérald Godin.

Parmi les personnes qui sont venues consulter les archives, nous avons reçu la visite d'un professeur américain qui travaille sur les bûcherons et qui a consulté le fonds G.B. Il se propose de revenir pour examiner le fonds De Sales Laterrière-Henry. Une étudiante de l’Université Sherbrooke qui travaille sur les Québécoises sans enfants entre 1950 et 1970 est venue consulter le récit autobiographique de Louise Robin et les Carnets de femme de Raymonde Proulx.

Les APM se préparent à célébrer la Journée internationale des Archives, le 9 juin prochain, par une lecture d’extraits de nos archives. Vous en saurez plus dans le prochain Bulletin.

  L’histoire des émotions
Le vrai, c’est que prétendre reconstituer la vie affective d’une époque donnée, c’est une tâche à la fois extrêmement séduisante et affreusement difficile. Mais quoi? l’historien n’a pas le droit de déserter.
                          Lucien Febvre, « La sensibilité de l’histoire », 1941

En histoire, les émotions sont un objet d’étude qui peut faire peur. Pour le dire autrement (et avec un sourire), elles causent parfois des émotions fortes. Il y a de quoi! En effet, quoi de plus difficile à cerner qu’une émotion? On a parfois du mal à décrire et à comprendre les siennes propres. Comment pourrait-on prétendre saisir quelque chose de celles des autres? À plus forte raison quand ces autres sont morts et enterrés depuis des lustres… Les émotions (la peur, l’amour, la colère, la joie, la tristesse, la honte…) se quantifient mal et se placent difficilement dans un tableau statistique. Elles sont insaisissables, ont longtemps pensé les spécialistes de l’histoire.
Pourtant, depuis le début du millénaire, faire l’histoire des émotions est une tâche à laquelle s’attellent un nombre grandissant d’universitaires, principalement en Allemagne, en Angleterre, en Australie, aux États-Unis. (Au Québec, les quelques personnes qui s’intéressent au sujet sont surtout des médiévistes et des modernistes.)
Ces gens – les historiennes et les historiens des émotions - considèrent que l’on ne peut pas parvenir à une compréhension globale du passé des êtres humains sans prendre en compte cette dimension centrale qu’est la vie émotionnelle. Au sein de leur groupe, une idée fait consensus : les émotions ne sont pas des données universelles, ressenties et exprimées de la même façon dans toutes les cultures et sociétés. S’«(…) il demeure un socle universel de l’homme (…), la part affectée par la culture est majeure», estime Piroska Nagy, médiéviste à l’UQAM. On peut donc en faire l’histoire : il y a quelque chose à raconter, qui bouge, qui évolue d’une société à une autre au fil du temps (voir encadré, plus bas).
Comment en est-on venus à croire que les émotions étaient un objet étudiable, préhensible à travers la méthode historique ? En partie grâce aux travaux menés dans les neurosciences depuis les années 1970. Travaux qui ont montré que les émotions ne sont pas un phénomène humain irrationnel et primitif, comme on l’a longtemps cru, mais qu’elles sont la manifestation d’un processus de perception et d’évaluation de la réalité qui est observable, mesurable. Ces travaux ont traversé la barrière des disciplines grâce aux historiens américains William Reddy et Barbara Rosenwein, qui ont posé les bases de l’histoire des émotions.
Observables donc les émotions. En mesurant le niveau d’hormones, l’activité des glandes, et l’activité cérébrale grâce à l’imagerie par résonnance magnétique chez un sujet bien vivant, oui.
Mais peut-on aussi observer les émotions de gens du passé? C’est possible, démontre la jeune historiographie. Du moins, les traces qu’elles ont laissées dans plusieurs types de sources. On voit en effet les émotions des gens du passé dans les sources iconographiques et littéraires; dans les archives légales (procès, testaments, contrats de mariage, etc), à travers des sources matérielles (pierres tombales,  objets retrouvés dans des cercueils).
La littérature prescriptive, qui prescrit et conseille (sermons, articles de journaux, ouvrages de morale, guides d’étiquette, traités de savoir-vivre…) permet d’avoir accès aux « normes émotionnelles » d’une société. Pour observer le vécu émotionnel (ou plutôt sa représentation), il faut se tourner vers les écrits de soi des individus : journaux intimes, mémoires, autobiographies, correspondance, etc., tels ceux que nous hébergeons aux APM.  
Toutefois, il faut utiliser ces sources avec grande prudence. Aucun témoignage du passé ne présente la vérité nue. Et les personnes qui étudient les émotions ne s’illusionnent pas; jamais elles n’auront accès à l’émotion pure. Car à partir du moment où elle est couchée sur papier par un individu, il s’agit déjà d’une interprétation de ce qui est ressenti, représentation influencée par une multitude de facteurs : les normes émotionnelles en cours dans un milieu, la religion, l’âge d’une personne, son genre, sa classe sociale, son appartenance ethnique, la conscience d’un éventuel lectorat à qui on veut présenter une image particulière…
Malgré toutes les difficultés et les pièges qu’elle recèle, de plus en plus d’historiennes et d’historiens font le pari que l’histoire des émotions est possible et même souhaitable pour s’approcher le plus près possible d’une compréhension des êtres humains qui nous ont précédés, de leur vision du monde, de leurs présence au monde. Après l’histoire « from the bottom up » qui a caractérisé les travaux d’histoire des années 1970 à 1990, l’historienne américaine des émotions Susan Matt plaide pour une histoire « from the inside out ».
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Émotions et sentiments
Le sens des mots « émotions » et « sentiments » a évolué au fil du temps. Aujourd’hui, en français, on classe généralement la colère parmi les émotions et l’amour parmi les sentiments. On utilise surtout « émotion » pour parler d’un ressenti spontané et intense et « sentiment » lorsque ce ressenti dure dans le temps. Mais la colère peut durer longtemps et l’amour être un feu de paille… Comment, alors, s’y démêler ? Pour simplifier les choses, nous utilisons le mot « émotion » comme un mot paravent, qui recouvre toute la gamme des affects, sentiments et émotions.

Une entrevue avec l’historienne Susan J Matt, à propos de son livre Homesickness. An American History :  http://emotionsblog.history.qmul.ac.uk/?p=327'http://emotionsblog.history.qmul.ac.uk/?p=327

Sophie Doucet, doctorante en histoire des émotions
Université du Québec à Montréal

 

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Dans le journal intime et les lettres à ses proches, on révèle son for intérieur, on dévoile ses émotions les plus secrètes. L’amour, bien sûr, mais aussi la compassion, la joie, la tristesse, la honte, la colère, la peur et bien d’autres.

Il y a des modes chez les émotions. Il y a cent ans on affichait sa jalousie, on en était presque fier, aujourd’hui on en a honte. Dans certaines sociétés, on n’admet pas sa peur ou on réprime sa colère. Si une émotion a coloré particulièrement le XXe siècle, c’est peut-être l’angoisse. En font foi ces trois citations tirées de fonds des APM :
 
L’angoisse : « Les angoisses me rattrapent inévitablement, un jour ou l’autre, comme l’ombre qui se rattache à nous au bord de nos semelles…. L’angoisse, c’est comme un soleil qui s’irradie, une sorte de poison qui se diffuse dans le sang sournoisement, sans faire d’autres bruits que les pulsations dans les tempes que l’on peut percevoir »
Pagesy, APM14, Journal personnel, 5 mai 2011
 
L’angoisse de l’artiste : « Tu parles de l’état d’angoisse dans lequel nous jettent les décisions plastiques à prendre : je n’ai vécu que cela cet été, et j’ai passé des moments très difficiles : épaisseur des cadres ? couleur ? format des images ? dimension des étagère ? est-ce que je sais moi ?... Le fait est que nous passons par ces affres dont le public n’aura même pas connaissance. »
Fonds Parent-Lessard, APM38, 20 août 1995.
 
L’angoisse d’une mère inquiète: « Ce qui m’inquiète énormément c’est qu’un jour vous soyez éparpillés…je vous en supplie, ne vous perdez pas de vue – et surtout que les plus vieux n’oublient jamais les plus jeunes. Je suis tellement inquiète des plus jeunes. (…)Surtout, surtout, si je pars la première, voyez à ce que votre père soit bien traité, il ne peut pas s’exprimer comme je le fais, mais il vous a tellement aimé, même s’il ne sait pas bien exprimer ses sentiments ».
Gilberte Laroche Elliott, APM33, 1982.

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COMPTES-RENDUS

de fonds déposés aux APM

 

FONDS RAYMONDE PROULX APM 35  Carnets de femme

Dans ce tapuscrit de près de 300 pages, Raymonde Proulx relate sa vie depuis sa quarantième année, en insistant surtout sur son évolution spirituelle. Dès les premières pages, elle exprime le but de son écriture : « Je révélerai ici les méandres de mon cheminement vers plus de féminité, c’est-à-dire vers plus de liberté et bonheur » et « je veux simplement témoigner de nos capacités, à nous les femmes, de devenir ce que nous sommes ».

Toute vie a ses méandres, mais les siens sont profonds, les détours l'amènent loin tant dans son espace spirituel que géographique. Certaines sections sont basées sur son journal personnel, d'autres ont été écrites rétroactivement et prennent parfois la forme de lettres adressées à son lectorat.

Son itinéraire est à la fois typique et original. En 1969, après douze années de vie religieuse chez les sœurs de Notre-Dame du Bon Conseil, Raymonde Proulx demande à être dispensée de ses vœux. Son cas est loin d'être unique, quand plus de 20% des religieuses du Québec quittent leur communauté à partir des années 1960. Dans sa lettre à Rome, elle explique qu'elle désire pouvoir « vivre dans un monde mixte » car « la femme ne peut exister que par rapport à l’homme ». Et pour s'exercer à vivre dans « le monde », quoi de mieux que d'entreprendre un voyage en Europe.

À sa sortie de sa communauté, elle retrouve un Québec qui a connu la Révolution tranquille, qui vit dans la foulée du deuxième concile du Vatican et qui est plongé dans la révolution sexuelle.

Après une carrière d’enseignante et de formatrice en milieu de travail, spécialiste en andragogie (MA) et en technologie éducationnelle (PhD), elle devient amoureuse d'un Français qu’elle rejoint dans le Nord, où elle passera douze ans. Les deux tiers de son récit sont consacrés à ces années difficiles.

Si elle a abandonné la pratique religieuse pendant plusieurs années, elle n'a pas perdu la foi et elle garde une spiritualité qu'elle explore par la méditation transcendantale et divers groupes de réflexion.

C'est dans une belle plume qu'elle narre sa longue marche vers son autonomie personnelle. Elle a aussi inséré des photos qui nous la présentent à chaque étape de sa vie.

Outre des ouvrages pédagogiques, Raymonde Proulx a publié un roman autobiographique, La bague au nœud marin, (Vents d’Ouest, 1996).

On peut la retrouver à: http://www.youtube.com/watch?v=JjUrDb_JzWo

 

EXTRAIT
                                                                  Montréal, le 1er mai 1970
Sa Sainteté le Pape Paul VI,
Cité du Vatican

Très Saint Père,
   Je vous demande de me dispenser des vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance que j’ai prononcés dans la congrégation (…).
    J’ai quitté cette congrégation le 15 juin l’an dernier, en vue de mon accomplissement personnel. Je voulais devenir une vraie femme. L’Année de réflexion qui m’a été imposée avant de solliciter la dispense de mes vœux, je l’ai utilisée pour expérimenter ma thèse, à savoir que la femme ne peut exister que par rapport à l’homme. Je suis maintenant certaine de vouloir vivre dans un monde mixte. En d’autres mots, il m’est impossible de retourner à l’intérieur des murs où j’ai pourtant été heureuse durant douze ans… ».

« Le mot ‘intellectuelle’ m’a longtemps embarrassée. Que je préfère la lecture au ménage ne justifie pas un tel qualificatif ».

« Je commence à saisir que je ne suis pas prête à la vie de couple. Les femmes qui ont été mariées sont habituées à ne vivre que pour les autres ; c’est l’inverse pour moi ».
9 janvier 1989


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FONDS CHARBONNEAU-TARDIVEL APM38
Gisèle Charbonneau (née en 1922) et Jean Tardivel (né en 915) commencent leurs fréquentations pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle termine son cours d’infirmière et, depuis 1940, il est stationné à Trenton, siège du Commandement aérien des Forces canadiennes où sont formés les officiers et les pilotes et où il joue de la clarinette dans la fanfare. Pendant deux ans ils s'écriront plusieurs fois par semaine et les APM ont la chance de posséder les lettres envoyées et reçues par les deux parties.
Lettres de Jean
Le « petit aviateur », comme il se définit, ne fait presque jamais allusion au conflit outre-mer car il y a la censure et la distance des zones de combats. À Trenton, sa guerre se passe dans la musique, les parades, les concerts pour la campagne d’Emprunt de la Victoire, les tournois de tennis, et le soir le ping-pong, les séances de cinéma américain, et à l’automne la cueillette des pommes, et l'ennui. La guerre est cependant là en filigrane : il y a la censure, le rationnement et la pénurie, mais en tant que militaire Jean peut obtenir des balles de tennis, un briquet, de la laine Beehive et même des couvertures de laine car « le sergent va faire son possible pour en oublier une paire dans ma chambre ». (13 septembre 1944)
En octobre 1944, il espère que la guerre sera terminée en Europe avant Noël, en novembre il écrit : « d’ici quelques jours nous entendrons parler du licenciement de l’aviation. J’ai hâte d’en sortir car je calcule que j’y perds mon temps ». (5 novembre 1944). Or, la guerre se poursuit et, avec la « crise des renforts » qui conduit le Canada à établir la conscription, il ne retournera pas de la vie civile avant plusieurs mois. C’est à partir de ce moment qu'il évoque les  soldats qui prennent des potions pour ne pas aller au front, et qu'il se permet des critiques envers le gouvernement fédéral, « les hypocrites et les vendus qui nous gouvernent », qui brisent leurs promesses en instaurant conscription pour service outre-mer. (7 décembre 1944)
En avril 1945, au lieu d’être licencié comme il l’espérait, Tardivel est muté à Goose Bay, où le courrier n’arrive que trois fois par semaine quand les avions peuvent atterrir. Finies les permissions aux quinze jours; l'éloignement se fait de plus en plus pénible. Les fiançailles qui devaient avoir lieu en juin sont reportées et Gisèle recevra sa bague par la poste.
La vie est dure au Labrador, les gars de la fanfare « perdent leur temps et leur moral », les permissions sont très rares, et il s’impatiente : « Je ne crois pas qu’en Allemagne les camps de concentration étaient plus sévères que la façon dont les choses se passent ici… Quelques fois, on a honte de faire partie du corps de l’aviation. Si jamais on lève la censure je te conterai l’histoire de Goose Bay ». (19 juin 1945) Pendant ses heures libres, il s’initie à la photographie. Ainsi, au retour, il ouvrira un studio de photographe à Limoilou. En tout, il aura passé plus de cinq ans dans l’aviation canadienne.
Si les lettres débordent d'intenses sentiments, la gamme d’émotions exprimées par Tardivel n’est pas très étendue : l’amour et la peine de la séparation. « Tes lèvres si douces touchant les miennes me jetaient dans une extase merveilleux (sic). » (10 octobre 1944)

EXTRAITS

Lettres de Jean:
« Je ne sais pas si je vous l’ai dit pour ne pas vous rendre orgueilleuse, mais j’aime bien mieux une noire qu’une blonde, surtout depuis que j’ai appris qu’une noire était de beaucoup plus fidèle ». 17 mai 1944.
« Sais-tu chérie, que c’est terrible l’amour, ça te fait vivre des heures de bonheur bien doux, mais ça te fait vivre aussi des minutes terribles d’incertitude et d’attente. » 27 octobre 1944
« Sous peu on nous annoncera la fin de la censure et nous pourrons cacheter nos propres lettres. Les censeurs étant anglais ne comprennent rien à mon griffonnage amoureux, ils trouvent que j’écris souvent à la même personne ». 23 août 1945

 Lettres de Gisèle

De son côté, Gisèle Charbonneau envoie des lettres non moins enflammées mais plus courtes, quatre pages au lieu de huit ou dix de la part de Jean, et moins fréquentes : il calcule qu’il reçoit une lettre pour deux lettres et demie de sa part. Certes, Gisèle lui réitère ses déclarations d’amour, mais ses lettres laissent transparaître une vie sociale beaucoup plus variée que celle de son fiancé.
Après ses études d’infirmière, Gisèle travaille d’un hôpital à l’autre, fait des visites aux malades à domicile, elle s’occupe de ses parents et passe une partie de l’été à Saint-Adolphe d’Howard. Elle lui décrit des scènes de Montréal, des concerts au Parc Lafontaine, lui parle de politique, de la campagne électorale de 1945. Et du trousseau qui avance.
Gisèle Charbonneau et Jean Tardivel se sont mariés le 14 septembre 1946 à l’église Sainte-Madeleine d’Outremont, ils eurent quatre enfants et vécurent heureux.

« Depuis la réception de ta lettre, je ris, je chante, un vrai moineau échappé de cage. Maman sourit de me voir et me trouve bien jeune de chanter si fort en lavant la vaisselle ». 31 mars 1945

Le 8 mai 1945, Montréal célèbre la capitulation de l’Allemagne : « La foule à Montréal était enthousiaste et délirante. Nous avons avancé pouce par pouce. Il y avait plus d’un pied de papier dans les rues et ce n’est pas fini. Les corniches du Sun Life Building étaient aussi pleines de papier. Bien des hommes avaient du rouge sur les lèvres. Tout le monde marchait dans les rues et chantait. » 9 mai 1945

Andrée Lévesque 

                                                             

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                                                                           VOS LECTURES

Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, Montréal, Boréal, 2014.

L'écriture sur soi a été un genre de prédilection pour bien des femmes depuis très longtemps.  Patricia Smart, à qui l'on doit Écrire dans la maison du père et Les Femmes du Refus global, étudie la construction de soi dans et par l'écriture autobiographique de neuf femmes qu'il convient de nommer toutes pour comprendre l'ampleur d'une telle étude : Marie de l'Incarnation, Élizabeth Bégon, Julie Papineau, Henriette Dessaules, Joséphine Marchand, Michelle LeNormand, Claire Martin, Nelly Arcan, et réunies dans un chapitre intitulé « Grandir pauvre à Montréal » on trouve Lise Payette, France Théoret, Denise Bombardier, Marcelle Brisson et Adèle Lauzon. Toutes ces femmes se sont « construites » dans leurs écrits mystiques, leur correspondance, leur journal intime, ou leur autobiographie, et toutes ont ouvert une fenêtre sur la vie privée, sur leur société et sur leur Moi profond.
De la religieuse qui sait exprimer son mysticisme, et que Smart excelle à analyser, à Claire Martin, qui fait connaître sa rancœur, jusqu'au désespoir de Nelly Arcan, la marge est grande, mais Smart sait bien faire les liens entre ces auteures et extirper l’étendue des sentiments exposés dans leurs œuvres. Elle dégage des thèmes récurrents, comme la maternité, les rapports avec leur mère, l’importance de la religion catholique, leur difficile démarche vers une plus grande autonomie, le sacrifice et « un immense besoin d’amour et de justice qui, chez celles qui ont trouvé une façon de le canaliser, engendre des possibilités de transformations du monde et de l’Histoire ».
Chacune des femmes étudiées par Smart s'est livrée à cœur ouvert. On fait généralement une différence entre les écrits composés pour fin de publication et les autres qui devaient demeurer secrets, qu'on avait même demandé à être détruits, mais dans le but que s'est fixée Patricia Smart, la construction de soi, il semble importer peu qu'on s'attende à être lue ou non. L’écriture a été fondamentale pour chacune car la plupart d’entre elles nous seraient inconnues si elles n’avaient fait le choix d’écrire.

Andrée Lévesque
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Pauline Julien et Gérald Godin, La renarde et le mal peigné, fragments de correspondance amoureuse 1962-1993, Montréal, Leméac, 2009. 179 p.

Depuis sa publication en 2009, ce recueil a fait l’objet de plusieurs lectures publiques notamment par Pierre Curzi et Marie Tifo. Sujet de controverses, ce recueil présente pour certains une incursion inappropriée dans la vie intime de Godin et de Julien, donnant l’impression « d’écouter aux portes » (Jean Siag). Pour la fille de Pauline, Pascale Galipeau, cette correspondance révèle une part essentielle de l’identité de ses protagonistes. Une identité qui a été brimée partiellement dans les publications de leur propre cru.

Bien que fragmentaire, la correspondance suit un fil chronologique de 1962 à 1993. Dépendant des documents disponibles, certaines périodes ont été mieux couvertes que d’autres. Les années 1962 et 1963 sont les mieux documentées, car on trouve une  correspondance nourrie de manière mutuelle, ce qui n’est pas toujours le cas. À travers ces pages se dévoilent bien sûr les liens entretenus entre Godin et Julien, mais aussi l’éventail des relations qu’ils entretiennent avec leurs proches, leurs amis, leurs collaborateurs. Les lettres sont ponctuées de petits et de grands évènements, des sorties et des fêtes entre amis, d’instants du quotidien, d’impressions de voyages, d’extraits de leurs lectures du moment.

L’émotion est très présente. La correspondance marque les moments de séparation entre Godin et Julien. Au fil des pages se succèdent de grandes et petites déclarations, des marques d’affections, des coups de gueule, et un  sentiment de manque et de solitude. Ces lettres nous font revivre des moments exacerbés d’une relation haute en couleurs.

D’un style vivifiant, ce recueil de correspondance est à la fois cru, épuré et sincère. Cet amour qui a duré plus de 30 ans s’avère une affection peu ordinaire, hors des sentiers battus. Mais tous peuvent se reconnaître à certains moments dans cette correspondance vivante; l’effet miroir est fort.

Les contemporains de Godin et de Julien seront touchés par mille et une allusions de cette époque vibrante d’évènements et d’émotions. Pour les plus jeunes, comme moi, c’est l’occasion de connaître mieux, voire intimement, ces figures marquantes de la culture et de la politique québécoise.


EXTRAITS

2 juillet 1962 [de Gérald à Pauline] p.26

[…] J’ai toujours eu cette tentation de tout briser ce qui se construisait autour de moi, comme pour être un peu le maître des choses qui de toute façon tôt ou tard me glisseront entre les mains et ne seront jamais menées à terme ni à bien. Nous vivons entourés d’échecs, de petits essais, de petites tentatives bien connes, ça me rend malade.
Mon attitude avec vous, la voici : je n’ai jamais cru que ça pouvait coller, vous et moi, je crânais, mais ayant la plupart du temps présent à l’esprit cette pensée ça ne se peut pas, ça ne peut être que des vacances, par définition courtes.
p.27
[…] Je devrais comprendre que ça ne se peut pas. Tout au plus aurai-je avec vous des moments comme des fleurs entre nous et qui peuvent se reproduire, il n’en tient qu’à nous. 

Gérald Godin et Pauline Julien.
1969 Office du film du Québec, Gabor Szilasi Ministère des Affaires culturelles Archives nationales du Québec, à Montréal Fonds E6, S7, cote 690606-3

Maud Bouchard-Dupont

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BIBLIOGRAPHIE

Sophie Doucet a bien voulu partager sa bibliographie sur les écrits sur soi.

Bardet, Jean-Pierre et François-Joseph Ruggiu, dir., Au plus près du secret des cœurs? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle. Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005. 262 pages.
Blodgett, Harriet. Centuries of Female Days. Englishwomen’s Private Diaries. New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 1988. 331 pages.
Braud, Michel. La forme des jours. Pour une poétique du journal personnel. Paris, Seuil, 2006. 320 pages.
Bunkers, Suzanne L. et Cynthia A. Huff, dir., Inscribing the Daily. Critical Essays on Women’s Diaries. Amherst, University of Massachusetts Press, 1996. 296 pages.
Girard, Alain. Le journal intime. Paris, Presses universitaires de France, 1963. 638 pages.
Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira. Histoire, littérature, témoignage. Écrire les malheurs du temps. Paris, Gallimard, 2009, 405 pages.
Lejeune, Philippe. Le moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille. Paris, Seuil, 1993. 454 pages.
Lejeune, Philippe et Catherine Bogaert. Un journal à soi. Histoire d’une pratique. Paris, Textuel, 2003. 214 pages.
Lejeune, Philippe. Signes de vie. Le pacte autobiographique 2. Paris, Seuil, 2005. 273 pages.
Pachet, Pierre. Les baromètres de l’âme. Naissance du journal intime. Paris, Hatier, 1990. 140 pages.
Perrot, Michelle. Les femmes ou les silences de l’Histoire. Paris, Flammarion, 1998. 493 pages.
Simonet-Tenant, Françoise. Le journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire. Paris, Nathan, 2001. 128 pages.
Simonet-Tenant, Françoise. Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives. Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia, 2009. 244 pages.
Et tous les livres de Simonet-Tenant...
Simons, Judy. Diaries and Journals of Literary Women: From Fanny Burney to Virginia Woolf. London, Macmillan Press; USA, University of Iowa Press, 1990 (2nd edition 1996). 228 pages.
Von der Heyden-Rynsch, Verena. Écrire la vie. Trois siècles de journaux intimes féminins. Paris, Gallimard, 1998. 308 pages.
                         

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EN VRAC

Le congrès des Berkshire Conference on Women’s History, en octobre, a tenu une séance sur la construction et la représentation de l’identité féminine à partir des écrits sur soi avec Marilyn Himmesoëte, Jacinthe Archambault et Sophie Doucet. Sophie Doucet, en se basant sur le journal intime de Marie-Louise Globensky, la mère de Marie Gérin-Lajoie, a présenté une communication intitulée « Écrire les dernières années de sa vie : Marie-Louise Globensky, bourgeoise montréalaise (914-1919).

Dans le numéro de septembre de La Chronique, le bulletin des membres de l’Association des archivistes du Québec, notre archiviste Denis Lessard, avec Anne Klein de l’Université Laval et Anne-Marie Lacombe de l’Université de Montréal, font un compte-rendu du colloque auquel ils ont participé sur le thème « Archives et création, regards croisés » au dernier congrès de l’ACFAS. « Le point saillant de la journée a été la mise en lumière de l’importance du geste de  mise en archives quant aux traces qu’il laisse lui-même sur les archives ». On peut ajouter que ce geste de l’archiviste est précédé par celui de la personne qui vient confier des documents aux Archives Passe-Mémoire, se séparant non sans émotion d’un journal intime ou d’une liasse de lettres.

L'archiviste des APM, Denis Lessard, qui est aussi spécialisé dans le traitement des fonds des centres d'artistes, a rédigé un Petit guide bleu de la gestion des documents et des archives à l'intention du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec.

Si vous êtes sur Facebook, ne manquez pas d’aller consulter notre page animée par Sophie Doucet.

Et si vous allez à Paris, passez voir l’exposition sur la correspondance amoureuse au Musée des Lettres et Manuscrits, 222 boul. Saint-Germain : « Je n’ai rien à te dire, sinon que je t’aime ». Jusqu’au 15 février 2015.

Les Archives Passe-Mémoire sont enregistrées comme organisme sans but lucratif. Elles sont soutenues par des bénévoles – sauf pour l’archiviste Denis Lessard – et acceptent des dons. Il nous est cependant impossible d’émettre des reçus pour dons déductibles d’impôt.

 
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